Executive production and A&R - Laurent Bizot
Artwork - Jérôme Witz
Graphic design - Element(s)
Koki Nakano - Piano, sounds and effects
Recorded by François Baurin
at Studio Hippocampus, assisted by Rémi Peral on May 25th and 26th 2019
at Studios Ferber, assisted by Matthieu Lefèvre on August 30th 2019
Mixed by François Baurin at studio Hinterland Lab on October 2019
Mastered by Alexis Bardinet at Globe Audio Mastering on November 21st 2019
All compositions by Koki Nakano
Published by Nø Førmat!
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Thank you a million times for your continued support Laurent Bizot, Masanori Yamamoto, Yoko Yamada
Thank you for your cooperation Carmella Abramowitz Moreau, Bruno Moreau, Jean-François Lefèvre, Rob Coudert
Thank you to dancer Mariko Kakizaki for giving inspiration for this album
C’est en 2016 que Koki Nakano entre dans la vie des mélomanes en quête d’inouï. Dans les neuf tableaux de son premier album Lift, enregistré pour le label Nø Førmat! avec l’admirative complicité du violoncelliste Vincent Segal, le pianiste japonais révèle d’emblée de singuliers talents de compositeur. Intimiste dans son propos et ample dans ses mouvements, il invoque sans les décalquer les ombres et lumières de l’impressionnisme français, du minimalisme américain, de la frange la plus songeuse du jazz ou encore de la grande mélodie pop. Son écriture dévoile une versatilité des plus subtiles, une manière funambulesque de se balancer au-dessus des genres. Koki Nakano est passé par la tradition classique comme par l’électro-rock (avec son groupe Gas Law), et il a été formé à la prestigieuse école de musique Toho Gakuen ainsi qu’à l’Université des Arts de Tokyo : il semble être entré dans la carrière avec la force sereine d’un homme qui, sans en faire acte d’arrogance, aurait très tôt réglé toutes les questions d’héritage qui, bien souvent, entravent une jeunesse de musicien. Sous ses mains, son bagage ouvert aux quatre vents et sa riche généalogie paraissent comme décantés. N’en restent que le souvenir diffracté, l’éclat poudreux, épousant au plus juste les contours d’une personnalité parfaitement formée. C’est après avoir assisté à ce prodige, lors d’un récital donné à la Maison de la Culture du Japon en juin 2014, que Laurent Bizot a décidé de signer Koki Nakano sur son label Nø Førmat!.
Conçu de A à Z en solitaire, Pre-Choreographed prolonge aujourd’hui cette première échappée belle. Après le pas de deux en compagnie de Vincent Segal, voici un grand pas en avant. Un pas intérieur, aussi, qui semble rapprocher Koki Nakano du cœur nu de son expression : quinze ans après le fameux Solo Piano de Gonzales, Nø Førmat! ajoute là un nouveau chapitre de choix à l’histoire des affranchis du piano.
Par son titre, Lift évoquait une figure bien connue des danseurs : le porté. Figure exigeante, requérant à parts égales force et délicatesse, souplesse et fermeté, prise de risque et maîtrise de l’équilibre – une sorte de résumé de l’art pianistique selon Nakano. Plus littéralement, ce mot disait aussi déjà la relation profonde, ancrée dans la chair et l’esprit, que la musique du Japonais entretient avec la danse. Un lien cultivé et renforcé depuis son installation à Paris en 2015, et notamment lors de la vision déterminante de Sara, une pièce donnée en 2018 par la compagnie L-E-V au Musée de l’Orangerie, devant les Nymphéas de Monet. Sur une chanson de The Knife, la performance de six danseurs en combinaison noire, entremêlant solos et ensembles, éveille en lui l’image des pétales d’une belle-de-jour – chacun s’ouvrant au matin et se refermant le soir selon une mécanique secrète où l’un et le tout sont indissociables. “Cette expérience, explique le pianiste, m’a amené à réfléchir à ce que sont les limites de notre corps, mais aussi de notre individualité : une notion très variable et ambiguë, qui a posé les bases de Pre-Choreographed… Il se trouve aussi que, lorsque je compose, j’ai toujours en tête des images de corps en mouvement. Elles m’aident énormément à donner une structure à chacune de mes pièces, qui se développent comme si elles leur répondaient.”
Parmi les éléments catalyseurs de son inspiration, Koki Nakano cite aussi sa collaboration avec l’artiste et sculpteur Kohei Nawa ; ou encore une conversation avec le chorégraphe Damien Jalet, qui lui confie que “la grande question, désormais, est de savoir comment on comprend le monde : l’environnement est-il l’extension de notre corps, ou notre corps est-il l’extension de l’environnement ?” Dans ce faisceau d’expériences et de rencontres, qui se répondent en jeux de miroirs et d’échos, le pianiste a puisé la matière de Pre-Choreographed. Un album qui, par son titre, appelle aussi de ses vœux des retrouvailles – trop souvent contrariées, trop longtemps différées – entre la musique et la danse. “Ce titre reflète la forme aiguë de saudade que j’éprouve pour un temps où ces deux disciplines étaient étroitement liées, où elles fonctionnaient conjointement au sein de la société. Il signifie aussi que, dans ce disque, la musique est comme en état d’“attente”, voire en “manque” de chorégraphie. D’où son caractère très brut, sans direction donnée.”
Avec son dépouillement assumé, son refus de tirer à la ligne (aucune pièce ne dépasse quatre minutes), sa défiance de toute virtuosité tapageuse, Pre-Choreographed a l’élégance des œuvres qui savent en dire long avec la plus juste économie de moyens. Et si la musique ici rêve qu’on lui adjoigne la compagnie d’une chorégraphie, elle ne se présente pour autant jamais comme simple ébauche, canevas incomplet. Au contraire : dans le suspens vibrant créé par ce désir de danse, de corps et de mouvements, c’est comme si l’écriture de Koki Nakano trouvait son plein élan vital et atteignait sa quintessence. Une quintessence plurielle, qui parviendrait à synthétiser le spectre fourmillant de nuances composant sa palette pianistique, et à fondre en un seul geste le large éventail de formes, d’harmonies, de sons et de rythmes que déploie son inspiration.
Toute en métamorphoses et en hybridations, cette alchimie opère dès Overlay, prélude dont le roulis mélodique prend appui sur un jeu savant de décalages et de répétitions, et où le timbre naturel du piano, de manière presque indétectable, finit par se transformer en une écume d’effets électroniques. Elle se poursuit avec des pièces qui oscillent entre thèmes aux lignes claires (Minim et son obsédant motif de notes piquées) ou finement hachurées (les boucles entremêlées de Graftage), et compositions confinant à la plus gracieuse abstraction : ainsi les textures ajourées de Choreographed Mollusk, ce “nocturne pour les créatures des grands fonds ou d’autres planètes” né de la vision du Faun de Sidi Larbi Cherkaoui, ou encore la mélodie lentement dépliée de Near-Perfect Synchronisation, qui entre vibrations sous-marines et craquements de glace trace la bande-son “d’un couple traversant le Pôle Nord avec une calme détermination, tandis que les icebergs se fendent autour de lui et que, dans le ciel, des satellites brisés volent à l’envers”…
Elle se traduit ailleurs sous forme d’arabesques, s’ouvrant en corolle pour mieux délivrer de capiteux bouquets harmoniques – ainsi Bloomer, saupoudré d’une délicate pellicule de grattements t de souffles, ou Genou respirant, dont les irisations réminiscentes d’Une Barque sur l’océan de Maurice Ravel finissent par engendrer une houle mécanique comme sortie d’une boîte à musique déréglée. Elle se déroule dans les boucles rêveuses de Berceuse comme dans celles, intriquées et turbulentes, cinglées de déflagrations percussives, qui agitent Palinopsia et Train-train. Elle se transmet enfin jusque dans les ultimes grands accords résonnés de Faire le poirier, point d’orgue au clair de lune dans lequel tout l’album semble se cristalliser. Toutes les ressources du piano sont ici exploitées, sans jamais rompre l’unité de fond ni la fluidité de surface d’un album qui, au sens propre et figuré, coule de source ; l’eau n’étant pas par hasard un motif récurrent ici, autant comme métaphore du flot de la conscience et de la mémoire que comme substance originelle de nos existences et souvenir de nos vies intra-utérines.
De Claude Debussy à Steve Reich, de Frédéric Chopin à Aphex Twin, on pourrait bien sûr convoquer ici les noms de quelques grands disparus et de fameux contemporains, qui tels de lointains feux follets viennent par flashs éclairer l’arrière-plan de Pre-Choreographed. S’il n’oublie jamais que son art est le legs d’une riche histoire musicale, rendue plus fertile encore en ces temps de globalisation, Koki Nakano ne confond pas pour autant l’art du piano avec celui de faire tourner les tables ou de jouer à la roulette des références. Car c’est d’abord un véritable microcosme de l’âme que ses instrumentaux convoquent et animent. Tour à tour mélancoliques ou enfiévrés, évasifs ou vifs comme l’éclair, ils sont une manière de transcrire en notes et en sons la trame du vécu sensible. “Les sources d’inspiration et les titres de mes pièces sont tous liés à des “paysages mentaux” que j’ai pu traverser au cours de ces trois dernières années. J’aime cette expression, “paysages mentaux”, parce qu’elle dit bien combien leur contenu procède toujours d’informations complexes. Il peut être le fruit d’une expérience, d’une chose vue, d’un paysage réel… Sa nature tiendra autant au moment qui l’a vu naître qu’à l’état d’esprit dans lequel on se trouvait alors. Cela explique, là encore, la variété de cet album.”
Dans ce désir de retranscrire la topographie intime d’une vie d’homme repose au fond le dessein – et le dessin – de Koki Nakano : signer une musique qui exalte la singularité de celui qui la joue comme de ceux qui l’écoutent, en demeurant délibérément à l’écart des modes, des slogans, d’une vision linéaire et binaire de l’histoire de la musique où s’opposeraient par principe modernité et passé, avant-garde et classicisme, nouveau et ancien. C’est pourquoi ses créations n’exhalent jamais l’odeur d’encaustique des écoles ni le parfum d’encens des chapelles. “Les gens qui parlent de musique en terme de genre m’ennuient prodigieusement. Je ne l’ai jamais envisagée sous cet angle”, affirme-t-il avant d’ajouter : “On peut toujours me décrire comme un artiste japonais qui a appris à jouer sur un instrument européen et qui prend pour base la musique occidentale. Mais aujourd’hui, mon seul moteur est de me saisir du piano comme d’un outil idéal pour exprimer mes émotions, et aussi pour en trouver de nouvelles à travers mes recherches. Avec ce disque, j’aimerais capter l’humeur d’une époque où chacun, quels que soient son âge et son origine, peut contribuer à l’évolution de l’art. Toute perspective personnelle est susceptible de nourrir les scènes de demain. Je crois que c’est ce dont les artistes ont besoin : faire face à leur propre authenticité et s’y plonger tout entier, en profondeur.”
Et c’est ainsi que, de ce savoir mouvant et composite qui est le sien, Koki Nakano fait ici fructifier la part la plus précieuse. Celle qui, pour le commun des musiciens, est aussi bien souvent la plus lointaine d’accès : l’innocence.